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L'ornithologue

Espèce en voie de prolifération

Photographie Jacques Nicolin



Chaque printemps, des milliers de passionnés recensent les populations de mésanges, geais et autres tourterelles. Ils observent d'étonnantes modifications dans le comportement des espèces


Petit matin dans un chemin creux de Cerneux, en Seine-et-Marne. Au milieu des champs d'orge et de colza, dans l’ombre des futaies, Yves David, 27 ans, compte les oiseaux. La recherche se fait à l'œil, mais surtout à l'ouïe. L'homme est de ces initiés capables d'identifier à coup sûr chants, trilles, pépiements ou cris. Le limier débusque au son l'alouette des champs, la fauvette grisette, le bruant proyer, le pouillot véloce, quand le profane repère tout au plus un coucou. « Là, c'est un troglodyte mignon, là une tourterelle turque. Il faut se méfier de la rousserolle verderolle qui est capable d'imiter huit ou neuf autres espèces. Là, vous entendez, facile, c'est un rossignol philomèle. » Dont acte.

Autre rendez-vous, quelques jours plus tard, autre biotope, à la gare RER de Noisy-le-Grand (Seine-Saint- Denis). Les banlieusards mal réveillés envahissent machinalement la station. Dans la foule, Jean-Pierre Lair, 44 ans, est repérable à sa paire de jumelles. Lui aussi chasse pacifiquement les oiseaux, dans ce drôle d'habitat naturel. Sur ses pas, commence une déambulation entre immeubles, autoroute et zone industrielle.

Sous le regard goguenard des hommes, cet autre peuple migrateur, Jean-Pierre Lair fait une belle moisson de pinsons, de martinets, de grimpereaux des jardins, de mésanges charbonnières, d'hirondelles rustiques, etc. Un chant, une forme d'aile sur l'horizon, une couleur dans le plumage, et le volatile est catalogué. « De cette taille-là, avec un croupion blanc, il n'y a que le geai. » Près d'une école, l’érudit fait une jolie découverte. « C'est un rouge-queue noir. Il vit en principe dans les milieux minéraux de montagne ou dans les falaises. Mais il s'est bien adapté aux décors urbains verticaux. »

Permanents du Centre ornithologique Île-de-France (Corif), Yves David et Jean-Pierre Lair participent au suivi temporel des oiseaux communs (STOC), programme lancé en 1989 par le Muséum d'histoire naturelle. Chaque année, au printemps, 700 passionnés identifient et répertorient les oiseaux où qu'ils nichent. Au total, ornithologues des villes et ornithologues des champs passent au peigne fin, suivant un strict protocole, 900 carrés de paysage. La banque informatique du Muséum s'enrichit annuellement de 150 000 nouvelles données.

Les variations annuelles sont parfois importantes. Sur la durée, Romain Julliard, 37 ans, un des coordonnateurs de STOC, observe deux grandes tendances. La première est l'impact du réchauffement climatique. « Les espèces du Sud se portent mieux que les espèces du Nord », explique le chercheur. Les oiseaux méridionaux comme le guêpier remontent toujours plus haut en France. Les variétés septentrionales comme le bouvreuil ne s'aventurent plus guère sous nos latitudes. Les migrateurs avancent régulièrement leur long périple saisonnier des zones d'hivernage vers les aires de reproduction, d'une dizaine de jours en vingt-cinq ans, estime-t-on.

Seconde observation, l'état des populations varie d'une espèce à l'autre. Les oiseaux dits « généralistes », capables d'adapter leur alimentation ou leur habitat, ont des populations globalement stables, voire en augmentation. Les espèces « spécialistes », qui nidifient dans un type de décor ou se nourrissent d'un unique nectar, connaissent un déclin. « Ce phénomène est particulièrement vrai en milieu agricole », constate Romain Julliard. Les monocultures, l'unification des paysages, l'assèchement des zones humides au profit de cultures céréalières, l'usage immodéré des pesticides frappent nombre d'espèces, particulièrement l'alouette, la linotte, la perdrix grise ou le bruant jaune.

Selon un rapport de l'Union mondiale pour la nature (UICN), 12 % des 400 espèces observées en France seraient menacées. Les ornithologues s'inquiètent des nouvelles tensions sur les marchés agricoles. La pénurie alimentaire, l'explosion des agrocarburants relancent le productivisme. Les jachères naguère financées par la politique agricole commune disparaissent peu à peu, qui servaient de refuge à l'avifaune.

« L'oiseau est aujourd'hui reconnu comme un indicateur de biodiversité, constate Allain Bougrain-Dubourg, 60 ans, président depuis vingt ans de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). Or il y a aujourd'hui plus de biodiversité dans les villes que dans les campagnes. » D'où l'étonnant exode rural de certaines espèces. C'est le cas des pies ou des geais. À Paris, le Corif note une bonne tenue globale des populations de moineaux. L'association organise l'observation des Faucons crécerelles qui nichent sur Notre-Dame de Paris… Un récent article d'El Pais racontait la prolifération des rapaces dans Madrid, où les nobles planeurs trouvent plus de rongeurs à becqueter que dans les campagnes aseptisées.

La situation est donc contrastée, d'un lieu à l'autre, d'une espèce à l'autre. La LPO s'inquiète du sort des macareux (le symbole de l'association), dont les populations s'effondrent sur les côtes. Elle s'alarme de l'agonie du râle des genêts. Mais Bernard Deceuninck, 43 ans, scientifique de la Ligue, voit avec ravissement revenir des figures emblématiques. « On est passé en Alsace d'une vingtaine de couples de cigognes il y a trente ans à 1 200 aujourd'hui. »

Grâce à des mesures de protection, dont les premières remontent au milieu des années 1970, les rapaces réapparaissent en nombre, Faucon crécerelle, balbuzard et surtout aigle royal. Éradiqués puis réintroduits avec peine dans les années 1960, les vautours sont considérés comme sauvés. Leur développement cause même quelques soucis aux éleveurs des Pyrénées.

En Camargue, à la Tour du Valat, une des plus anciennes bases ornithologiques françaises, c'est le même constat. « On gagne des espèces chaque année », assure Michel Gauthier-Clerc, 37 ans, un des scientifiques du centre. Il y a trois ans, un couple d'ibis falcinelles est venu nicher en Camargue. L'espèce n'était plus signalée en France depuis le XIX siècle. « Ce fut un moment d'émotion. On a bu le champagne », se souvient l'ornithologue.

La France chante encore aux beaux jours. Elle ne semble pas menacée d'un Printemps silencieux, titre d'un livre de l'Américaine Rachel L. Carson, paru en 1962. L'ouvrage dénonçait l'inconséquence de l'homme moderne envers la nature et fut considéré Comme un des manifestes fondateurs de l'écologie politique. La décimation observée pendant un siècle semble à tout le moins ralentie.

Le mérite en revient largement à une drôle d'espèce d'humains : les ornithologues. Professionnels ou amateurs, on assiste aujourd'hui à la prolifération de cette variété naguère rarissime. Armés de jumelles, le guide Delachaux et Niestlé, leur bible, sous le bras, les spécimens colonisent les sous-bois.


« On passe de la génération lance-pierres à la génération jumelles »
Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux


« Longtemps, les oiseaux n'ont intéressé que quelques sociétés savantes », constate Pierre Migot, 52 ans, directeur des études et de la recherche à l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). Ce passionné fut un pionnier, s'abîmant dès son plus jeune âge dans la contemplation d'un cincle posé sur un rocher. Aujourd'hui, il se sent moins seul. Le « bird watching » (observation des oiseaux) est en plein essor. Symbole de liberté, aisément visible, proche des hommes, l'oiseau fascine de plus en plus, au-delà du monde de la chasse. « On passe de la génération lance-pierres à la génération jumelles », se réjouit Allain Bougrain-Dubourg.

La LPO comptait 3 000 membres en 1993. Elle en recense aujourd'hui 46 000. Même si on est encore loin du million d'adhérents que compte au Royaume-Uni la Royal Society for the Protection of Birds (RSPB). La réserve du Marquenterre dans la Somme accueille plus de 140 000 visiteurs chaque année. La Nuit de la chouette, organisée tous les deux ans, réunit désormais plus de 40 000 aficionados. Des voyages à l'étranger ou des stages d'initiation connaissent un succès grandissant.

L'ornithologie n'est pas encore une discipline universitaire à part entière, mais la filière écologie de Paris-VI-Jussieu est en plein boom. Le Muséum reçoit chaque jour de nouvelles demandes de stage.

Francis Florentin, 39 ans, s'est laissé séduire. Agriculteur à Massognes (Vienne), cet ancien chasseur n'hésite pas à arrêter sa moissonneuse le temps de mettre à l'abri un nid découvert in extremis. Ce converti voue une passion particulière à l'outarde canepetière, qui ne survit plus qu'en Poitou. « J'ai bien peur que ce soit le glas de cette espèce. » Pour sauver ce qui peut encore l'être, l'homme a ménagé des zones de reproduction au sein de son exploitation. Il participe également à des programmes de sauvegarde.

Mais il se sait isolé dans la profession. On moque à l'occasion sa lubie. Francis Florentin assume, continue de ralentir son tracteur pour voir planer un busard. « Je fais du parapente. Il doit y avoir là un lien profond ; Mon meilleur souvenir est d'avoir volé avec des Vautours ».

Au col d'Organbidexka, dans les Pyrénées atlantiques, une poignée de passionnés observent depuis 1978 le passage des migrateurs, entre le 15 juillet et le 15 novembre. Depuis 1986, Jean-Paul Urcun, responsable de l'association Organbidexka Col libre, a passé l'équivalent de deux années à répertorier chaque vol, parfois par -10 degrés et un vent à décorner les bœufs. Il a connu les années désespérantes du déclin.

Aujourd'hui, il voit avec bonheur repasser le bruant ortolan, le héron garde-bœuf, la grue. Certains jours, les vols de pigeons ramiers obscurcissent le ciel comme dans les souvenirs des anciens. L'homme ne crie pas victoire, sait que l'équilibre écologique reste fragile. Il garde une certitude : « Nous aurons disparu avant les oiseaux. »


Source : Le Monde
Dimanche 13 - lundi 14 juillet 2008





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